En ce moment, j'ai des envies d'Angleterre. Ne me demandez pas pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée. Toujours est-il que des
photos de Camden me donnent immédiatement envie d'aller faire un tour sur les bords de la Tamise ou que l'annonce de la sortie du
nouveau Ken Loach me pousse irrémédiablement vers le cinéma le plus proche (sortie programmée pour bientôt). Alors quand j'ai croisé les "Nouvelles de Londres" de Doris Lessing à la médiathèque, j'ai été tentée. Et j'ai bien fait.
J'avais déjà entendu parler de cet écrivain, ne serait-ce que par son Nobel. J'ai été ravie de découvrir une écriture précise, un style classique mais qui, sous ses airs gentils cache une réflexion aïgue. Ce recueil-là n'est certainement pas le plus approfondi ni le plus représentatif de ses engagements mais c'est une première approche de cet auteur. J'ai aimé son regard extérieur sur Londres et l'Angleterre, ce regard "étranger" et intérieur, de la Londonienne avertie.
Pour en savoir un peu plus, j'ai cherché qui elle était. Voilà ce qu'
Evene m'a fourni:
"Fille d'un employé de banque et d'une infirmière, Doris May Taylor grandit en Perse et part en 1925 en Rhodésie (Zimbabwe), où sa famille espère faire fortune en cultivant le maïs. Doris, à qui sa mère impose une éducation rigide et sévère, trouve son bonheur dans la nature, qu'elle explore avec son frère Harry. En constante opposition avec sa mère, elle quitte l'école, et, à quinze ans, se trouve un emploi d'aide-soignante. Elle se marie une première fois à 19 ans, a deux enfants et divorce, puis se remarie avec Gottfried Lessing, aura un fils et divorcera une nouvelle fois. A 36 ans, ne supportant plus la politique de l'apartheid, elle quitte la Rhodésie et s'installe à Londres avec son fils et entame sa carrière d'écrivain. En 1954, elle perd définitivement ses illusions communistes. Dans son oeuvre, largement autobiographique, basée sur son expérience africaine et son enfance, elle reste très engagée politiquement et socialement. Son premier livre, 'The Grass is Singing', sort en 1950 et la rend aussitôt célèbre comme auteur engagée aux idées libérales. Dans une quarantaine d'ouvrages, plutôt réalistes, elle évoque les thèmes du conflit des cultures, les flagrantes injustices de l'inégalité des races, la contradiction entre la conscience individuelle et le bien commun, avec une extraordinaire capacité de création de personnages. 'The Golden Notebook' (1962, 'Le Carnet d'or', 1976) est considéré comme un classique de la littérature féministe, sauf par son auteur, qui s'en défend. Doris Lessing reçoit en 2007 le prix Nobel de littérature, qui vient couronner sa carrière exemplaire."
J'ai choisi cet extrait de la nouvelle "Plaidoyer pour le métro" avec ce regard nostalgique qu'on retrouve dans toutes les villes du monde:
J'aime le métro. C'est un aveu plein de défi. Sans cesse, j'entends et je lis: "Je déteste le métro." Dans un livre que je viens de trouver, l'auteur dit qu'il le prend rarement, mais que, lorsqu'il doit faire un trajet de courte durée, il trouve cela dégoûtant. Un mot fort. Si les gens doivent voyager à l'heure de pointe, cela se comprend, mais on peut entendre des personnes qui ignorent tout de ces moments-là affirmer que le métro est horrible. C'est la ligne Jubilee, et je l'emprunte tout le temps. Un quart d'heure au maximum pour atteindre le centre. Les wagons sont lumineux, neufs - enfin presque. Il y a des signaux pratiques - Charing Cross: cinq minutes, trois minutes, une minute. Les quais ne sont pas plus encombrés de débris que les rues, souvent moins, ou pas du tout. "Ah, mais si vous aviez vu comment c'était autrefois. Le métro était différent alors."
Je connais une vieille femme, je devrais plutôt dire une vieille dame, qui déclare: "Les gens comme vous..." (c'est-à-dire les étrangers, et pourtant je vis ici depuis quarante ans) "... n'ont aucune idée de ce qu'était Londres. On pouvait traverser la ville d'un bout à l'autre en taxi pour une demi-couronne." (Du temps d'Elisabeth Ire, on pouvait acheter un mouton pour quelques pennies, et sous les Romains, une villa coûtait une pièce d'argent, mais la monnaie ne se dévalue jamais quand la nostalgie est en marche.) "Et tout était si propre et joli, et les gens étaient polis. Les bus étaient toujours à l'heure et le métro vraiment bon marché."
Cette femme était l'une des "jeunes filles à la page" de Londres, pendant les années vingt. Quand elle parle, les souvenirs éclairent tendrement son visage, solitaire pourtant, et elle n'espère pas me convaincre, ni moi ni personne d'autre. A quoi bon avoir vécu dans cette île paradisiaque si personne ne vous croit? Tandis qu'elle chante les louanges du passé apparaissent des foules de jolies filles aux boucles pastel et aux joues fardées, vêtues de robes sans taille avec des ourlets dentelés, les cheveux finement ondulés, papillonnant d'une soirée à l'autre, elles descendent de taxis dociles conduits par des hommes trop heureux de recevoir un penny de pourboire. Sans doute ces femmes n'allaient-elles jamais aussi loin que West Hampstead ou Kilburn, au nord, et je crois qu'à l'époque Hampstead n'était pas à la mode, même si c'est là que vivaient les artistes et les écrivains des histoires de D.H.Lawrence. Ce qui est surprenant, dans les réminiscences de ce temps-là, ce n'est pas seulement qu'il ait existé des Londres différents pour les pauvres et les classes moyennes, sans parler des riches, mais que les colporteurs de souvenirs ne semblent jamais en être conscients: "A cette époque, quand j'étais petite, je frottais les marches à la brosse. Je le faisais même quand il neigeait, et mes pieds nus bleuissaient parfois à cause du froid; j'allais chercher le pain de la veille chez le boulanger, parce qu'il coûtait moins cher, et ma pauvre mère se tuait au travail seize heures par jour, six jours par semaine, oh, quels temps cruels, et difficiles." "A cette époque, nous étions fiers de vivre à Londres. Maintenant, c'est tout simplement horrible, plein de gens horribles."
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