mercredi 3 juin 2009

"Sale temps" de Sara Paretsky

Voilà un roman policier que j'ai eu plaisir à découvrir. Je n'avais jamais suivi les aventures de la détective privée de Chicago, Vic Warshawski. Du haut de sa quarantaine bien tassée, avec ses faux airs de garçon manqué, elle ne manque ni de pêche, ni de courage. Cet épisode nous fait entrer dans un monde de corruption et de gros sous, de le milieu carcéral américain aussi. L'intrigue est bien ficelée et on y prend du plaisir. De quoi bien préparer les prochaines siestes estivales...


L'extrait suivant se situe au début du roman (il est dur d'en sortir un élément assez long sans devoir tout expliquer). Vic a assisté à une soirée organisée pour le lancement d'une chaîne télévisée à gros budget. Elle n'aime pas ce genre de mondanités. En rentrant, elle a manqué d'écraser une pauvre femme, déjà bien amochée qui gisait sur la route.


Cette dernière phrase me fit bondir hors de ma chaise, si brusquement que Peppy en aboya. Pauvre salope ratatinée, avec ses cinquante liftings, contrariée parce que j'avais eu le malheur de marcher sur son précieux pantalon Chanel! Moi, lorgner sur les miettes d'un festin hollywoodien? Quand à sous-entendre que j'en pinçais toujours pour Murray... J'ignore laquelle des deux insinuations me blessait le plus. Certes, Murray et moi avions eu une aventure, mais c'est une histoire tellement ancienne qu'il n'en reste pas le moindre vestige. Loin de me morfondre de notre rupture, quelques semaines m'avaient suffi pour comprendre quelle erreur j'avais commise en couchant avec un type à ce point dévoré d'ambition. Qui s'était donné la peine d'aller en souffler mot à Regine Mauger? Murray? Par rancune de me voir si peu enthousiaste pour ses débuts télévisuels?
- Ce type est aussi à l'aise devant une caméra que des puces sur un chien! lançai-je hargneusement.
L'article me rappela qu'Alexandra Fisher était censée avoir fait ses études de droit dans la même promotion que moi. Pendant que Mr Contreras poursuivait la lecture besogneuse des annonces, je me dirigeai vers le placard du couloir et sortis le coffre dans lequel je conserve un tas de souvenirs du passé. Sur le dessus se trouvait la robe de concert de ma mère, enveloppée dans du papier de soie. Je ne pus résister à la tentation d'entrouvrir un instant le papier pour caresser du doigt les pièces de dentelle argentée, la soie noire si douce. Effleurer cette étoffe évoqua sa présence avec autant de force que si elle s'était tenue dans la pièce d'à côté. Ma mère m'a toujours poussée à être indépendante, à ne pas me contenter des compromis qu'elle-même avait acceptés par souci de sécurité. Serrant sa robe entre mes mains, je n'aurais rien désiré tant que de l'avoir encore à mes côtés, pour me protéger contre le monde et les coups plus ou moins durs qu'il inflige.
Avec résolution, je posai la robe sur le côté, et fouillai dans le coffre où je finis par dénicher l'annuaire des anciens élèves de la fac. Il y avait un Michael Fisher, un Claud, mais pas d'Alexandra. J'allais refermer l'annuaire quand mon regard s'arrêta sur le nom qui figurait juste au-dessus de Claud Fisher. Sandra Fishbein. Sur la photo en vis-à-vis on apercevait un visage à l'expression pétulante, doté d'une grande bouche et surmonté d'une folle tignasse bouclée épaisse de quinze bons centimètres. Sortir deuxième de notre promotion, elle était ce que la direction de la fac appelait une va-t'en-guerre. Je me souviens de la fois où elle s'en était prise à moi parce que je refusais de participer au sit-in qu'elle proposait d'organiser afin d'obtenir des toilettes séparées pour les étudiantes.
- Toi, une fille d'origine populaire! m'avait-elle haranguée. Tune vas tout de même pas laisser l'establishment se payer ta tronche!
Un argument qui revenait souvent dans sa bouche. Je me souvenais parfaitement de la scène. Elle était issus d'un milieu où les enfants se voyaient offrir un voyage en Europe à la fin de leurs études secondaires. Du fait de mes origines modestes - j'étais peut-être bien la seule de la promotion dans ce cas -, elle se sentait tenue d'obtenir mon soutien ou mon estime; je n'ai jamais pu trancher entre les deux.
- L'establishment, tu en fais partie! avais-je rétorqué. Quant à ta pauvre tronche, je m'en fiche pas mal!
- Si tu refuses d'oeuvrer pour le progrès, avait-elle riposté, tu fais le jeu des réac'!
Le temps de joutes oratoires paraissait bien loin. A la fin de nos études, elle avait applaudi mon choix de travailler à l'aide judiciaire; elle-même était devenue l'assistante d'un juge à la pointe du combat progressiste.
Et bien! Notre chère gauchiste avait émigré vers Hollywood, rasé son auréole ébouriffée, changé de nom, fait le ménage dans ses convictions politiques.
Je comprenais mieux son regard bravache d'hier soir. Je remis l'annuaire à sa place.

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