lundi 7 septembre 2009

"Dans les bois éternels" de Fred Vargas

Comment savoir que mes vacances se sont bien passées? Quand j'ai réussi à savourer mon Fred Vargas. Depuis trois ans, c'est immuable: je me réserve un de ses ouvrages pour notre séjour chez mes parents, près de Carcassonne.
Voici un roman qui ne m'a pas déçu: dense, avec une bonne intrigue, il permet également de suivre les personnages, de les découvrir dans leur évolution. Avoir lu les précédents (en particulier "Sous les vents de Neptune") est un plus. Mais n'est pas indispensable. On reste certes dans les références moyenâgeuses et les tueurs un peu tordus, aux buts obscures. Les méthodes d'Adamsberg restent marginales. Mais c'est aussi pour cela que j'aime les intrigues de Fred Vargas.


J'ai choisi un extrait qui souligne la relation Adamsberg-Danglard, le ping-pong qui lie les deux hommes et les aide à démêler les fils de l'histoire.


Adamsberg se laissait descendre vers la Seine, suivant le vol des mouettes qu'il voyait tourner au loin. Le fleuve de Paris, si puant soit-il certains jours, était son refuge flottant, le lieu où il pouvait le mieux laisser filer ses pensées. Il les libérait comme on lâche un vol d'oiseaux, et elles s'éparpillaient dans le ciel, jouaient en se laissant soulever par le vent, inconscientes et écervelées. Si paradoxal que cela paraisse, produire des pensées écervelées était l'activité prioritaire d'Adamsberg. Et particulièrement nécessaire quand trop d'éléments obstruaient son esprit, s'entassant en paquets compacts qui pétrifiaient son action. Il n'y avait plus alors qu'à s'ouvrir la tête en deux et tout laisser sortir en pagaille. Ce qui se produisait sans effort à présent qu'il descendait les marches qui le conduisaient sur la berge.
Dans cette échappée, il y avait toujours une pensée plus coriace que les autres, telle la mouette chargée de veiller à la bonne conduite du groupe. Une sorte de pensée-chef, de pensée-flic, qui s'évertuait à surveiller les autres, les empêchant de passer les bornes du réel. Le commissaire chercha dans le ciel quelle mouette tenait aujourd'hui le rôle monomaniaque du gendarme. Il la repéra rapidement, en train de rabrouer une jeunette qui s'amusait à lutter vent debout, oublieuse de ses responsabilités. Ensuite, elle fonça vers une autre étourdie qui virevoltait au ras de l'eau sale. Mouette-flic criant sans discontinuer. Pour l'heure, sa pensée-flic, également monomaniaque, passait en vol rapide dans sa tête, en aller-retour continu, et piaillait Il y a bien un os dans le groin du porc, il y a bien un os dans la verge du chat.
Ces connaissances nouvelles occupaient beaucoup Adamsberg, en même temps qu'il rôdait le long du fleuve, aujourd'hui d'un vert sombre et très agité. Il ne devait pas y avoir beaucoup de gens qui savaient qu'il y avait un os dans la verge du chat. Et comment s'appelait cet os? Aucune idée. Et quelle forme avait-il? Aucune idée. Peut-être une forme étrange comme celle du groin de porc. Si bien que ceux qui le découvraient devaient se demander où placer cet inconnu dans le puzzle gigantesque de la nature. Sur la tête d'un animal? Peut-être l'avaient-ils sacralisé, comme la dent du narval dressée sur le front de la licorne. Celui qui l'avait extrait de Narcisse était sans doute un spécialiste, peut-être en faisait-il collection, comme d'autres de coquillages? Et pour quoi faire? Et pourquoi ramasse-t-on les coquillages? Pour leur beauté? Pour leur rareté? Comme porte-bonheur? Selon la leçon qu'Adamsberg avait enseignée à son fils, il sortit son portable et appela Danglard.
-Capitaine, à quoi ressemble un os de verge de chat? Est-ce harmonieux? Est-ce beau?
-Pas particulièrement. C'est seulement bizarre, comme tous les os péniens.
Tous les os péniens? se répéta Adamsberg, déconcerté à l'idée que l'anatomie des hommes lui ait elle aussi échappé. Adamsberg entendait Danglard taper sur son clavier, rédigeant probablement le procès-verbal de l'expédition d'Opportune, ce n'était pas le moment de la déranger.
-Bon sang, dit Danglard, on ne va pas parler de ce foutu chat toute la vie, si? Même s'il s'appelait Narcisse?
-Quelques minutes encore. Ce truc m'énerve.
-Eh bien cela n'énerve pas les chats. Et même, cela leur facilite la vie.
-Ce n'est pas ma question. Pourquoi dites-vous "tous les os péniens"?
Résigné Danglard se détacha de son écran. Il entendait crier les mouette dans le téléphone, il devinait donc parfaitement où traînait le commissaire, et dans quel état il était, plus venteux que l'air sur le fleuve...


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