mercredi 4 février 2009

"L'homme à l'envers" de Fred Vargas


Ses romans sont une drogue, comme vous le savez déjà. Et la personnalité de Jean-Baptiste Adamsberg, son personnage principal (le mot "héros" lui convient mal, me semble-t-il), n'y est pas étrangère.




Ce nouvel opus, tombé entre mes mains par hasard, m'a un peu décontenancé dans sa première partie. L'absence du commissaire et de son adjoint Danglard a créé un manque. Et finalement l'intrigue n'est pas exactement à la hauteur. La trame classique de l'étau qui se resserre sur un suspect pour finalement exploser et braquer ses feux sur un autre personnage, est assez répendue. Je déconseillerai donc de commencer à lire Fred Vargas en commençant par celui-ci. Pourtant, il n'est pas sans intérêt pour l'éclairage qu'il offre au personnage de Camille, à sa place dans la vie d'Adamsberg. Il a remis en place certaines pièces du puzzle pour moi qui n'ai pas lu tous les romans et surtout, pas dans leur ordre chronologique.




J'ai aimé cet extrait, qui montre une Camille aussi "loufoque" que son grand amour et qui éclaire, a posteriori, sur la personne de Lawrence.



Camille prit un bâton ferré et le Catalogue de l'Outillage Professionnel? C'était le genre de truc qu'elle aimait feuilleter par-dessus tout à l'occasion de moments privilégiés, au petit déjeuner, à l'heure du café, ou n'importe quand lorsque son humeur chancelait. Hormis cela, Camille avait des lectures à peu près normales.


Ce penchant pour les matériaux et techniques indisposait Lawrence qui avait jeté d'autorité le Catalogue à la poubelle, parmi d'autres prospectus publicitaires. Cela lui suffisait que Camille soit plombier sans qu'elle convoite en outre l'équipement de tous les autres corps de métier. Camille l'avait récupéré, un peu taché, sans en faire une histoire. L'espérance excessive que Lawrence plaçait en toutes les femmes le portait paradoxalement au conformisme: il les logeait à un étage supérieur de la création, leur attribuant la capacité de dominer la réalité instinctive, leur confiant la charge de hisser les hommes hors de la matière frustre. Il les voulait sublimes et non pas communes, il les espérait presque immatérielles et non pas pragmatiques. Une idéalisation tout à fait incompatible avec le Catalogue de l'Outillage Professionnel. Camille reconnaissait à Lawrence son droit légitime à rêver mais s'estimait tout autant fondée à aimer les outils, comme n'importe quel connard, aurait dit Suzanne.


[...]


Elle sortit l'eau, le pain, le catalogue. C'était un catalogue très complet, avec des sous-parties sur l'air comprimé, le soudage, les échafaudages, le levage et des tas de rubriques prometteuses de cette sorte. Camille lisait tout, y compris les descriptifs les plus détaillés comme Débroussailleuse thermique 1,1 Cv Barre anti-recul Transmission rigide antivibrée avec renvoi Allumage électronique Poids 5,6 kg. Ce genre de notice, dont ces catalogues fourmillaient, lui apportait un vif contentement intellectuel - comprendre l'objet, son agencement, son efficacité - en même temps qu'une satisfaction lyrique intense. S'ajoutait le rêve sous-jacent de résoudre tous les problèmes planétaires avec le Tour combiné fraiseuse ou la Clef de mandrin universelle. Le catalogue, c'était l'espérance de contrer par la force combinée à la ruse tous les emmerdements de l'existence. Espérance fallacieuse, certes, mais espérance tout de même. Camille puisait ainsi son énergie vitale à deux sources: la composition musicale et le Catalogue de l'Outillage Professionnel. Dix ans plus tôt, elle comptait aussi sur l'amour, mais elle en avait beaucoup rabattu sur ce vieux truc rabâché de l'amour. L'amour donnait des ailes pour vous scier les jambes, ça ne valait donc pas trop le coup. Beaucoup moins le coup qu'un Cric hydraulique 10 tonnes, par exemple. En gros, avec l'amour, si vous n'aimiez pas quelqu'un, il restait, et si vous aimiez quelqu'un, il s'en allait. Un système simple, sans surprise, qui engendrait immaquablement un grand ennui ou une catastrophe. Tout cela pour vingt jours d'émerveillement, non, ça ne valait pas le coup. L'amour qui dure, l'amour qui fonde, l'amour qui fortifie, anoblit, sanctifie, épure et répare, enfin tout ce qu'on s'imagine sur l'amour avant d'avoir vraiment essayé de se servir du truc, c'était une foutaise. Voilà où Camille, après de longues années d'essayages, après pas mal de déboires et une rude détresse, en était arrivée. Une foutaise, une duperie pour naïfs, une trouvaille pour narcissiques. Autant dire que Camille était devenue, en ce qui regardait l'amour, une semi-dure à cuire et elle n'en éprouvait ni regret ni satisfaction. Avoir tenu le coup à la cuisson ne l'empêchait pas d'aimer Lawrence avec sincérité à son idée. De l'apprécier, de l'admirer même, de se chauffer contre lui. En aucune façon d'espérer quoi que ce soit. Camille n'avait gardé de l'amour que les envies immédiates et les sentiments à courte portée, emmurant tout idéal, toute espérance, toute grandeur. Elle n'attendait presque rien de presque personne. Elle ne savait plus aimer qu'ainsi dans un état d'esprit profiteur et bienveillant, touchant aux limites de l'indifférence.



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1 commentaire:

Patricia Bonnard Sarrio a dit…

Je suis d'accord avec toi : c'est un livre qu'on apprécie "quand on connaît les autres".