A l'automne dernier,
Patricia me donnait l'eau à la bouche avec les "Déferlantes" de Claudie Gallay. Je n'ai pas encore ouvert ce roman-là, mais quand, il y a quelques temps, j'ai trouvé "Dans l'or du temps" à la médiathèque, j'ai pensé que c'était un premier pas vers cet auteur. Je n'ai pas été déçue. J'ai trouvé un style fait de petites touches de couleur, de phrases brèves mais précises. On s'imagine très vite dans la maison d'Alice et de Clémence, avec son jardin, son verger, sa verrière. Sans description en tant que telle, on se laisse transporter par le récit. Pour moi, le jardin est anglais, un peu fou mais étudié, avec des roses anciennes, la salle à manger est forcément sombre, avec des murs vert jade et de vieux tissus aux couleurs défraîchies. Les odeurs sont presque présentes aussi. Et puis, outre l'atmosphère qui sied à cette fin d'été, la rencontre d'Alice et du narrateur, les souvenirs qu'il lui fait évoquer deviennent vivants et fascinants. On est presque étonné de découvrir des secrets, de constater que ni l'un ni l'autre ne sortiront indemnes de cette relation. Avec une grande économie de moyen, un tracé un peu flou, de petites touches précises, le tableau se dessine et impressionne à la manière d'un Seurat.
Un été en Normandie. Dans une maison en bord de plage, un jeune couple et leurs jumelles s'installent dans leurs vacances. Jeux de plage, baignades et promenades tissent le quotidien des jours. L'homme, cependant, s'échappe de plus en plus souvent pour rendre visite à une vieille dame singulière, Alice Berthier, rencontrée par hasard. Sa maison, derrière un portail envahi de lierre, semble figée par le temps. Des fétiches sacrés, livres, photographies, s'entassent dans les armoires, toute une mémoire liée à une tribu indienne, les Hopi. Dans un jeu de conversations fascinantes, Alice va distiller des pans de son histoire: son voyage, adolescente, en Arizona, dans le sillage d'André Breton, la fascination des surréalistes pour la culture sacrée des Hopi. Mais, de visite en visite, alors que l'homme semble pris au piège de cette rencontre, Alice va progressivement révéler le secret de sa vie.
Choisir un extrait n'était pas évident. Celui-ci me semblait adapté pour dépeindre l'atmosphère des conversations sans trop dévoiler l'intrigue.
Je suis retourné chez Alice. Je voulais lui rendre les lettres. Je me souviens, c'était un mardi. Le laitier était passé. Il passait toujours le mardi. Il apportait deux litres qu'il laissait dans un panier prévu à cet effet et qui était accroché à la grille.
J'ai pris les bouteilles.
Le jardin était mouillé. Les feuilles des brugmansias pendaient. Les fleurs de géranium. Les tulipes pliées sur leurs tiges.
Alice était sous la verrière. Quand elle m'a vu, elle s'est levée. Le datura avait fleuri. C'était sa première fleur.
Elle m'a montré.
-Hier, quand Clémence est venue voir, il n'y avait rien, et ce matin, la fleur est grande ouverte.
Les pétales, leur couleur, bleu vif et les reflets mauves à l'intérieur.
On aurait dit du velours. Ou autre chose. L'intérieur d'un sexe de femme.
Je me souviens avoir pensé cela.
D'autres fleurs étaient en bouton. Pour d'autres jours. Dans d'autres pots.
-Les fleurs de datura ne durent qu'un jour. Cette fleur est là, et ce soir, elle sera morte.
J'ai posé les bouteilles de lait sur la table. Dans la cuisine. La boîte qui contenait les lettres. Alice lui a jeté un rapide coup d'oeil. Elle n'a rien demandé.
Je me suis assis. Elle a préparé le thé.
Du Gong Fu, un thé qui doit se boire lentement et sans parler, m'a-t-elle expliqué.
-Clémence est allée spécialement dans la forêt chercher de l'eau de source, un endroit qu'elle connaît, où elle dit que l'eau est la plus pure qui soit. Elle dit aussi qu'on ne peut faire le Gong Fu qu'avec cette eau-là.
Je n'aimais pas le thé. Mais ici je le buvais. C'était ainsi. Il m'aurait été impossible de faire autrement.
Elle m'a souri.
-Tous ces jours... J'ai cru que vous ne reviendriez pas.
Un petit papier était roulé sur le plateau, à côté des tasses. C'était l'une des dernières maximes choisies par Clémence.
Je l'ai lu. Une première fois à voix haute.
Ne parle pas de la mer au poisson qui vit au fond du puits, il ne comprendrait pas.
Et une deuxième.
On a bu le thé. En silence. Nos regards se croisaient. Par-dessus nos tasses.
Etions-nous de la même mer? J'aurais voulu le lui demander. Je ne l'ai pas fait. Sans doute j'ai eu peur qu'elle me réponde que c'était du même puits que nous étions.
La dernière gorgée. Ce goût de thé. Il me donnait des frissons. L'odeur sur ma langue. Imprégnée. Le dégoût.
J'ai reposé ma tasse.
-J'ai lu les lettres.
-Forcément.
Elle buvait. Lentement. Plus lentement que moi. Par toutes petites gorgées. Détachant à peine ses lèvres de la tasse.
-Vous parlez le hopi? j'ai demandé.
-Je le parlais. Quelques mots. Et ces quelques mots sus, je les ai oubliés.
-Votre père... avec Breton?...
-Ils ne se sont jamais revus.
-Même après, de retour à Paris?
-Même après.
-Et ce jeune garçon, Otto?
-Quoi Otto?
-Parlez-moi de lui.
-Il n'y a rien à en dire.
-Qu'est-il devenu?
Elle s'est tue. J'ai cru qu'elle ne m'avait pas entendu. Et puis elle a murmuré:
-Je ne sais pas...
Elle a repris sa tasse, elle la faisait tourner entre ses mains. D'une main dans l'autre. Elle se taisait. Comme si elle ne pouvait pas raconter plus vite. Qu'il y avait un rythme imposé. Une sorte de gouvernance intérieure.
Je lui ai demandé si elle pouvait me montrer une photo d'Otto. Elle m'a dit qu'elle n'en avait pas.
-Dans ses lettres, votre père dit qu'il a pris plusieurs photos de lui.
Elle a eu un petit rire nerveux.
Elle a bu la dernière goutte de thé qui restait tout au fond de sa tasse et puis elle s'est levée. Elle s'est avancé jusqu'à la porte.
-Revenez demain. Peu importe l'heure.
Je suis resté seul à la table.
Le chat est entré. Il m'a regardé, étonné de me trouver là et puis il a sauté sur mes genoux et de mes genoux, sur la table. Son regard. Il s'est couché de tout son long entre nos tasses.
Un doux ronronnement sourdait de lui comme un chant secret. J'enviais cela, sa plénitude calme. Apaisante. Le bonheur tranquille de ce chat. Je le regardais.
Je l'ai regardé longtemps, même quand il a cessé de ronronner.
Même après, quand il a sauté de la table et qu'il a disparu dans le couloir, je crois que je le regardais encore.
Avant de partir, j'ai mis les tasses dans l'évier, je les ai lavées, essuyées. Et puis laissées là, sur la table.
J'ai aussi punaisé le proverbe contre la porte de l'armoire, avec les autres.
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